Le 27 avril 1972, il y a cinquante ans, disparaissait loin de son pays le premier chef d’État Ghanéen Kwame Nkrumah, atteint d’un cancer. L’homme vivait en exil depuis son renversement du pouvoir par les militaires, en 1966. Artisan de l’indépendance du Ghana, le leader nationaliste était accusé d’avoir ruiné son pays économiquement et causé la perte de son régime par sa mégalomanie et le culte de personnalité. L’homme n’en reste pas moins un penseur majeur de l’unité africaine. Pour les historiens, la radicalité de sa pensée panafricaniste, en avance sur son temps, était la véritable cause de sa chute.

Nous republions l’article que RFI avait consacré au père du panafricanisme à l’occasion du cinquantième anniversaire du coup d’État évinçant le leader ghanéen du pouvoir.Le 24 février 1966, Kwame Nkrumah, premier président de la République du Ghana, est renversé suite à un coup d’État. L’armée ghanéenne profita de l’absence du pays de ce dernier, en visite officielle en Chine, pour s’emparer du pouvoir. Le Ghana devenait ainsi le septième pays en Afrique noire à se voir frapper par le syndrome de coups d’État militaires depuis le début des indépendances dans les années 1960.

Le mécontentement contre le régimegrondait depuis plusieurs années, comme en témoigne la multiplication des grèves et des manifestations qui se déroulaient à travers le pays pour protester contre la pratique de plus en plus mégalomaniaque et solitaire du pouvoir par le chef de l’État. À l’annonce du coup d’État, la population descendit dans la rue pour fêter la chute de Nkrumah, allant jusqu’à traîner à terre la statue du président qui s’élevait devant le Parlement.

Pour expliquer leur coup de force, les putschistes évoquèrent la grave crise économique que traversait le pays, sa dette extérieure insupportable, l’épuisement des réserves nationales, les pénuries qui frappaient la population, le chômage, la dévaluation de la monnaie ainsi que la dérive totalitaire du Convention People’s party (CPP), formation du président déchu. Certains historiens voient derrière ce putsch la main de puissances occidentales, aux yeux desquelles le rapprochement du leader ghanéen avec l’Union soviétique et la Chine, doublé de son engagement pour l’unité panafricaine et le nationalisme économique, le plaçait, de facto, dans le camp communiste. D’ailleurs, des documents du Département d’État américain, déclassifiés depuis, ont clairement montré que le putsch avait été mené, comme l’a écrit le sociologue et militant tiers-mondiste Jean Ziegler, par « deux officiers subalternes, intimement liés à l’Intelligence Service britannique ». 

Déclaré persona non grata au Ghana par le Conseil de libération qui prit le pouvoir à Accra, Nkrumah ne remettra plus les pieds de son vivant dans son propre pays. Il trouva asile en Guinée où il restera jusqu’à la fin de ses jours, avant de mourir d’un cancer dans un hôpital à Bucarest en 1972.

Retour sur un mythe

La population ghanéenne a pourtant ovationné Kwame Nkrumah lorsque, en 1957, celui-ci arracha l’indépendance du pays aux colonisateurs britanniques. Il fut immensément populaire, jusqu’au moment où son mythe commença à s’effriter sous la pression de la réalité du pouvoir, transformant l’homme providentiel en un « dictateur » honni, alors même que sa pensée visionnaire sur l’intégration africaine commençait à s’enraciner dans les esprits à travers le continent. Aux yeux de l’élite africaine, l’auteur de L’Afrique doit s’unir était devenu le symbole vivant du panafricanisme. C’est l’intellectuel kényan Ali Mazrui qui résume en une formule éloquente le paradoxe de Nkrumah : « Il est devenu simultanément un héros africain et un dictateur ghanéen ».

Les contemporains de Nkrumah étaient loin d’imaginer que cet homme d’État progressiste, pour qui la politique était un moyen de libérer son peuple et l’instrument pour unir l’ensemble du continent africain, finisse sa carrière dans la tyrannie et la déchéance. Né en 1909 dans une famille modeste, dans un village du sud-ouest de l’actuel Ghana qu’on appelait à l’époque la Côte d’Or, le jeune Kwame Nkrumahs’était élevé par la force de son intelligence et ses aspirations. Son premier cycle d’études terminé, il partit en 1935 pour les États-Unis où il fit des études d’économie et de sociologie à l’université noire Lincoln, en Pennsylvanie. C’est pendant son séjour outre-Atlantique qu’il découvrit, les thèses socialistes (Marx, Lénine), mais aussi, les auteurs noirs américains, tels que Marcus Garvey et W.E.B. Du Bois. La pensée pan-négriste et panafricaniste de ces derniers alimenta sa propre prise de conscience et le transforma en un nationaliste africain.

En 1943, le jeune Nkrumah publia son premier pamphlet anti-colonialiste, Towards colonial freedom, qui se veut à la fois analyse des ressorts de l’exploitation occidentale et dénonciation de celle-ci comme outil d’oppression coloniale. Parallèlement, il se lança dans le militantisme, rejoignant l’association des étudiants africains des États-Unis et du Canada, dont il deviendra le président. Son goût pour le militantisme le conduisit ensuite en Angleterre où il s’imposa très vite comme un des hommes-clés du mouvement panafricain. À ce titre, il organisa le 5e congrès panafricain qui se tint à Manchester en 1945.

Le séjour en Angleterre de Nkrumah fut aussi l’occasion pour le jeune nationaliste panafricaniste de nouer des contacts avec la diaspora africaine, dont le Zambien Kenneth Kaunda, le Kényan Jomo Kenyatta, le Zimbabwéen Joshua Nkomo ainsi que le Tanzanien Julius Nyerere, qui étaient encore étudiants, mais qui allaient bientôt jouer des rôles de premier plan dans le mouvement anticolonial dans leurs pays respectifs, avant de prendre – pour certains – les rênes du pouvoir, une fois l’indépendance acquise.

Bête noire des colons

Nkrumah lui-même ne tardera pas à rentrer dans son pays, où sa réputation de militant indépendantiste l’avait précédé, faisant de son nom synonyme de radicalisme aux yeux de l’administration coloniale de la Gold Coast. C’est ce qui explique que dès son retour au pays en 1947, Nkrumah devint la bête noire des colons. L’administration coloniale ne tardera pas à le jeter en prison pour agitation politique, faisant de ce militant quadragénaire le héros de la population ghanéenne, qui aspirait à la liberté et à l’indépendance. Rejetant la confrontation, Nkrumah fit le choix de la collaboration avec l’occupant britannique. C’est l’origine du mythe Nkrumah, symbole vivant du nationalisme africain éclairé qui privilégia la voie de la négociation pour libérer son pays. 

Devenu leader du mouvement indépendantiste, Nkrumah créa en 1952 son propre parti, le CPP, qui remporta triomphalement les élections locales et entra dans le gouvernement colonial. Désormais, le CPP participe, aux côtés des Britanniques, à la gestion politique du pays, jusqu’à l’avènement de l’indépendance cinq ans plus tard.Le 6 mars 1957, la Côte d’Or se libéra du joug colonial et se fait baptiser Ghana, en hommage à l’ancien empire ashanti. Le Ghana fut le deuxième État africain à accéder à l’indépendance, après le Soudan en 1956. Nkrumah est nommé Premier ministre du Ghana libre, puis président après l’introduction de la nouvelle Constitution ghanéenne, en 1960.

Les années Nkrumah

Installé au pouvoir, le leader ghanéen n’abandonne pas pour autant ses idéaux panafricanistes et s’intéresse aux autres pays du continent plongés dans la lutte coloniale. « Le nationalisme africain ne se limite pas seulement à la Côte d’Or », affirmait-t-il, rappelant lors des nombreuses réunions panafricanistes qu’il accueille dans son pays que la décolonisation nationale n’était pas la dernière étape du combat anticolonial, mais le point de départ de la lutte pour une Afrique réunie.

Sous l’égide de Nkrumah, le Ghana devient, dans les années 1960, le refuge très recherché des panafricanistes du monde entier, notamment celui des Africains-Américains dont les ouvrages avaient permis de structurer la pensée politique du futur président ghanéen. Outre le célèbre Docteur W.B. Du Bois à qui Nkrumah rendit hommage en lui accordant la nationalité ghanéenne, Nkrumah accueillit de nombreux militants et intellectuels reconnus pour leur contribution à la réflexion sur l’identité noire. Parmi les artistes et intellectuels qu’Accra accueillit à bras ouverts pendant ces premières années d’indépendance, il faut citer la poétesse Maya Angelou, le militant Malcolm X, la communiste Vicki Holmes Garvin, l’essayiste Julius Mayfield pour ne citer que ceux-là.

Parallèlement, joignant l’idéologie à l’action, le leader ghanéen propose dès 1958 une union fédérale à la Guinée, mise au ban de la communauté française pour avoir osé dire « non » à de Gaulle. En guise de soutien à son ami, le président Sékou Touré, il lui accorda un prêt de 25 millions de dollars lorsque la France coupa les ponts brutalement avec Conakry, suite à la déclaration d’indépendance de son ancienne colonie. En 1960, Nkrumah va encore plus loin, en inscrivant dans la Constitution du Ghana la possibilité d’un abandon de souveraineté au profit d’une fédération africaine, suivant ainsi dans les pas de Sékou Touré qui avait été le premier Africain à avoir envisagé une telle éventualité.

En 1963, avec ses paires, Nkrumah fonde l’Organisation de l’Union africaine (OUA), prédécesseur de l’Union africaine. Son discours à la cérémonie de la signature du traité créant cette première entité panafricaine exalta les participants, mais aliéna le camp conservateur. « Je fais partie de ceux qui pensent, explique Amzat Bokhari-Yabaraauteur d’une histoire exhaustive du panafricanisme(1), que c’est la radicalité de la vision panafricaniste de Nkrumah appelant à la création des États-Unis d’Afrique comme le seul rempart possible contre le néocolonialisme et la poursuite de l’exploitation du continent par les grandes puissances, qui était peut-être la véritable cause de la ruine de ce grand homme, en avance sur son temps. Aujourd’hui encore, près de cinquante ans après la disparition de Nkrumah, son idée de l’abandon de souveraineté des États au profit d’une Union africaine fait débat et divise les pays africains ».

De surcroît, en cette période de guerre froide, la radicalité du projet panafricaniste de Nkrumah était perçue par les ex-puissances coloniales comme une manoeuvre soviétique pour soumettre toute l’Afrique au communisme en l’arrachant à leurs influences. À cette inquiétude, il faut sans doute ajouter la misère et le mécontentement qui étaient réels à l’époque au Ghana, tout comme l’était le goût pour le culte de la personnalité du premier président ghanéen dans les dernières années de son règne. Bref, une somme de circonstances peu favorables justifiant le coup d’État du 24 février 1966 aux yeux des adversaires, intérieurs comme extérieurs, du régime.

« Cinquante ans après le coup d’État, Nkrumah reste un grand Africain en raison de la portée visionnaire de son ambition panafricaine », affirme le checheur Bokhari-Yabaara. Parallèlement, la réconciliation des Ghanéens avec leur père fondateur est un work in progress. L’audience retrouvée du parti de Nkrumah, le CPP, que dirige aujourd’hui sa fille Samia Nkrumah, en est peut-être le signe. »

Narcisse KONAN