Après l’annexion de la Crimée en 2014, et l’intervention en Syrie en 2015, c’est la troisième opération militaire qu’il dirige pour Vladimir Poutine. Mais l’invasion de l’Ukraine est une offensive d’une autre ampleur que celles menées jusqu’à présent par le chef d’état-major des armées russes. Et Valeri Guerassimov, 66 ans, se heurte à une résistance inattendue de la part des Ukrainiens.
C’est un militaire « jusqu’au bout des ongles » dit de lui Sergueï Choïgou, le ministre russe de la Défense. Né en 1955 à Kazan, Valeri Guerassimov a fait toute sa carrière dans les blindés de l’armée soviétique, puis de l’armée russe. Il gravit tous les échelons de la hiérarchie avant d’obtenir son premier commandement à la fin des années 1990. Vladimir Poutine vient alors d’arriver au pouvoir et il engage son pays dans la deuxième guerre de Tchétchénie.
Valeri Guerassimov y prendra conscience des faiblesses de l’armée russe, et de son besoin de modernisation. « Valeri Guerassimov, c’est un peu le soldat parfait, qui a tourné sur différents commandements des zones russes, explique Julien Théron, chercheur à Sciences Po Paris et co-auteur de Poutine, la stratégie du désordre (éditions Taillandier). Il a fait un petit passage en Extrême-Orient et commandé dans la Baltique, dans le Centre et au Caucase. Sa carrière progresse de façon très linéaire et c’est quelqu’un de fiable et d’extrêmement fidèle. »
Le mythe de la « doctrine Guerassimov »
Pour les pays occidentaux, Valeri Guerassimov n’est pas seulement l’homme que Vladimir Poutine a désigné à la tête des armées russes en 2012 ; il est également le théoricien de ce que l’on a appelé la « guerre hybride », à savoir l’utilisation dans un conflit de forces non militaire comme la désinformation. Une « doctrine Guerassimov » qui n’a en fait jamais vraiment existé, et un mythe construit de toutes pièces à partir d’un article publié en 2013.
« C’est une mauvaise lecture de Guerassimov dont l’intention était en réalité de décrire ce qu’il percevait de la doctrine occidentale, décrypte Yohann Michel, de l’Institut international d’études stratégiques (IISS). Dans cet article, son objectif était d’expliquer ce que les Occidentaux faisaient [notamment lors du Printemps arabe, NDLR] et non ce que les Russes voulaient faire. Mais après 2014, lorsqu’une partie des analystes ont découvert les différentes techniques employées à la fois par les forces armées russes, mais aussi par tout l’appareil d’État, ce qui était décrit dans l’article de Guerassimov comme la doctrine occidentale a été perçue comme étant une doctrine russe – qu’on a appelé « guerre hybride » ou, à tort, « doctrine Guerassimov« . »La doctrine Guerassimov n’aurait donc jamais existé. Pour autant, l’armée russe a montré en 2014 en Ukraine qu’elle maîtrisait à la perfection les outils de la guerre hybride, parvenant à s’emparer de la péninsule de Crimée quasiment sans combats.
Opérations en profondeur
Huit ans plus tard, la Russie s’engage dans un conflit d’une toute autre ampleur, avec des moyens beaucoup plus conventionnels. Et cette fois, la stratégie employée dans les premiers jours ne fonctionne pas vraiment comme prévu. « La doctrine qui est utilisée en Ukraine est une doctrine d’opérations en profondeur, explique Julien Théron. C’est une doctrine soviétique classique qui consiste à pilonner un certain nombre de sites, pénétrer en profondeur sur le territoire en plusieurs endroits à la fois. Donc c’est exactement ce qu’on voit en ce moment en Ukraine. Sauf qu’on s’aperçoit que ça ne fonctionne pas ! »
L’expert rappelle que les officiers ukrainiens, ayant eux-mêmes été formés à l’école soviétique, connaissent parfaitement cette doctrine, ce qui a ôté tout effet de surprise à l’offensive russe. « À cela s’ajoute tout un tas de problèmes qui démontrent que dans certains domaines l’armée russe n’a pas progressé : la question de la logistique, des communications et des systèmes d’orientation… »
Impasse stratégique
Jusqu’à cette offensive russe en Ukraine, Valeri Guerassimov était considéré comme l’un des principaux artisans de la grandeur de l’armée russe. En Ukraine, c’est cet autre mythe qui s’effondre : celui d’une armée russe devenue efficace, disciplinée et modernisée. Le maître de guerre de Vladimir Poutine, habitué aux succès militaires faciles, est confronté à une situation imprévue et à une impasse stratégique très préoccupante au regard des objectifs fixés par le Kremlin : occuper l’ensemble du territoire et parvenir à un changement de régime à Kiev.
« On peut tout à fait imaginer que Vladimir Poutine finisse par trouver le temps long et considérer que l’inefficacité des opérations pose un réel problème, estime Julien Théron. Peut-il se séparer de Guerassimov ? C’est possible, mais Vladimir Poutine est assez isolé, avec autour de lui un cercle restreint de personnes issues des structures de force – armée et services de renseignement. Et Valeri Guerassimov est une personnalité centrale de ce dispositif. »
Valeri Guerassimov, le chef de guerre à qui tout avait réussi jusqu’à présent, va devoir changer de stratégie en Ukraine. Et pour cela recourir à des méthodes employées, non pas au Donbass ou en Crimée, mais en Syrie : encerclement des villes, et bombardements massifs et indiscriminés. Avec les conséquences terribles que cela aura pour l’Ukraine, en termes de vies humaines et de destructions.
Narcisse KONAN